Yvan Audouard, écrivain, conteur (1914-2004)
Ma Provence, les cigales d'avant la nuit

Chez nous la nuit ne "tombe pas".
Elle se lève. Elle s'étire, paresse, se fait désirer.
C'est à cette heure indécise où la lumière se dilue dans un arc-en-ciel de brume que les cigales se déchaînent pour un angélus du soir endiablé. Le soleil qui tous les soirs incendie de lueurs ma pinède, n'allume plus au ras de la colline qu'un feu de broussailles dont les flammèches étincellent et s'éteignent aussitôt.
L'armée des étoiles va pouvoir prendre possession du ciel.
Alors les cigales s'affolent. Le soleil est en train de les trahir. Le moment n'est pourtant pas encore venu pour elles de retomber en poussière au pied de l'arbre où elles ont vécu trois mois de lumière après trois ans d'obscurité souterraine. Elles lancent à leur maître et seigneur un appel désespéré. Elles veulent absolument être entendues. Jamais elles n'ont fait retenir un tel concert mais le soleil est resté sourd.
Alors, de dépit, elles se taisent et ne recommencent à striduler qu'à partir du moment où il a daigné leur rendre à nouveau visite.
Mais pas tout de suite. Elles le font un peu languir. Elles boudent. Elles veulent être sûres qu'il ne va pas les laisser tomber une fois de plus. D'ailleurs elles sont tout engourdies par la fraîcheur de la nuit et leurs ailes restent collées par la rosée du matin.
Les voilà cependant rassurées sur leur avenir immédiat mais pas encore tout à fait opérationnelles. Elles ont fait la grasse matinée pour se remettre de leurs angoisses nocturnes. Le soleil est déjà haut dans le ciel quand elles entament, à l'unisson, leur hymne à la joie de vivre.
Toujours le même.
Elles ne s'en lassent pas.
Moi non plus.
yvan audouard.PNG, mar. 2021