Christophe André, La vie intérieure, "Le petit coin"

"De toute évidence, le Créateur, en concevant l'organisme humain, a compris qu'il valait mieux pour nous que certaines fonctions pussent s'accomplir d'elles-mêmes ; il n'est que trop clair que si on nous avait laissés régenter librement nous-mêmes des fonctions telles que la respiration, le sommeil ou la défécation, certains d'entre nous cesseraient de respirer, de dormir ou d'aller aux cabinets.
Il y a une foule de gens, et qui ne sont pas tous enfermés dans un asile, qui ne voit pas de raison pour que nous mangions, dormions, respirions, ou allions au water-closet. Non contents de mettre en question les lois qui gouvernent l'univers, ils mettent en question aussi l'intelligence de leur propre organisme (...).
Ils considèrent les exigences du corps comme autant de temps perdu. Comment passent-ils donc leur temps, ces êtres supérieurs? Est-ce parce qu'il y a tant de "bon travail" à faire qu'ils ne voient pas l'utilité de passer du temps à manger, à boire, à dormir, ou à aller au water-closet?".
Henry Miller, Lire aux cabinets



Quoi de plus éloigné, en apparence, du monde délicat de la vie intérieure que l'environnement trivial des cabinets et autres lieux dits "d’aisance"? Mais à y bien réfléchir, les choses sont plus subtiles , et les liens plus étroits qu'un regard lointain et condescendant ne pourrait le faire croire. Car tout ce dont la vie intérieure a besoin s'y trouve : le calme et la solitude, la possibilité de recueillement et l’absence de sollicitations extérieures...
Le peuple japonais, dans son grand raffinement, ne s'y est pas trompé : on trouve souvent dans ce pays les toilettes les plus accueillantes et confortables qui soient, dotées d'un abattant de cuvette pouvant être réchauffé, d'un clavier de commandes déclenchant des jets d'eau ou d'air agréablement tiède, voire toute une gamme de sons masquant les bruits inconvenants. (...)
Voilà pourquoi il serait à mon sens bien dommage de ne pas cultiver un art de la vie intérieure au cabinets. Il convient évidemment de ne surtout pas y téléphoner, mais aussi de choisir parfois de ne pas y lire !
Se contenter de ressentir, de réfléchir, de savourer cet instant de pause, loin du tumulte du monde. Se réjouir de disposer d'un corps, un corps capable de tirer tout seul le meilleur de ce que nous lui offrons à manger et à boire, et d'en restituer ensuite la part inutile. Après tout, notre vie intérieure dépend aussi de ce corps, du soin que nous lui accordons, du ben-être que nous lui permettons.
Et puis, nous sommes dans ces lieux en bonne compagnie : bien des poètes et des philosophes se sont donné la peine de réfléchir et d'écrire sur ce sujet.
On se souvient des alexandrins ludiques et réalistes de Musset : "Vous qui venez ici dans une humble posture / De vos flancs alourdis décharger le fardeau, (...)."
Et de Montaigne, qui rappelait dans ses Essais :"Sur le plus haut trône du monde, on n'est jamais assis que sur son cul".
wc2.jpg, mar. 2021